Égérie musicale du photographe Peter Lindbergh, la pianiste russe vivant en Belgique Irina Lankova livre son album le plus personnel, jalonnant «Élégie» des morceaux de Rachmaninov, Schubert et Bach qui ont bouleversé sa vie.
L’histoire de la couverture de mon nouveau disque, c’est une rencontre d’âme. J’ai rencontré Peter Lindbergh par hasard chez des amis communs. À la fin du repas, on me demande de jouer quelque chose, ce que je me suis toujours promis d’accepter, peu importe mon degré d’ébriété, car si je suis pianiste par vocation, c’est aussi pour partager. Je suis allée au piano, on était dans un état un peu particulier, et quand je l’ai regardé, il pleurait. ‘Est-ce cette musique qui est si émouvante ou est-ce ta façon de la jouer?’, m’a-t-il lancé. Nous sommes devenus amis, et à chaque fois que nous nous voyions, il me disait: ‘Je ferai ton portrait quand tu feras ton prochain disque’...» La pianiste Irina Lankova a de l’émotion dans la voix en évoquant le grand photographe de mode, décédé inopinément en 2019, qui avait renoncé à la couleur pour mieux traquer l’âme de Kate Moss, Linda Evangelista, Naomi Campbell ou la sienne. En les faisant passer dans sa «black box», éclairée de biais par un rai de lumière naturelle, il effaçait d’un trait leur séduction immédiate pour révéler une légère inquiétude dans le regard, les marques naissantes de l’âge ou une moue involontaire dont il rendait le modelé comme s’il travaillait au fusain.
Gravité
«Il avait fait de moi une trentaine de grands formats qui traînaient partout par terre chez lui, pendant des jours», se souvient-elle. «Il en
faisait une obsession, car ce qu’il recherchait, c’était l’être humain, la gravité derrière le sourire.» «Gravité», c’est d’ailleurs le mot qu’elle utilise pour décrire ses Rachmaninov, dont «Élégie op.3 n°1» qui donne son nom au nouvel album. «La basse qui ouvre le morceau est énorme. On est tout de suite sur quatre octaves, sans changer la pédale. Cela donne une puissance, une gravité et quelque chose qui s’élève et soulève.» Ce sentiment qu’elle a découvert en l’entendant à six ou sept ans a suffi pour lancer une vocation et porter une carrière. Et il en va ainsi de tout le disque, égrenant chaque morceau, de Rachmaninov, Schubert et Bach, comme un chapelet de réminiscences intimes – tantôt le souvenir précis d’une œuvre, comme «Élégie», tantôt un sentiment persistant qu’elle a cherché à illustrer à travers son répertoire de prédilection. «Quand je réécoute l’ensemble, je me rends compte que certains morceaux ont déteint sur d’autres. C’est le cas du ‘Moment musical en si mineur’: il y a ce rythme de marche qui sonne comme un destin inexorable et donne à l’ensemble une forme de gravité existentielle.»
L’âme russe, sans la nostalgie
Irina Lankova ne peut masquer son âme russe, même si aujourd’hui, elle dit avoir rompu avec la nostalgie de sa terre natale. «Je me suis plutôt libérée de cela, à force de travailler sur moi-même, mon passe-temps favori, d’analyser les choses, de réussir à décider de ne pas répéter un cycle une nouvelle fois. J’ai eu beaucoup de moments sombres dans ma vie, j’étais attirée par la souffrance. Mais ce n’est pas une fatalité: on peut mettre tout cela dans l’art et faire un pas de côté dans sa vie de tous les jours. Quand j’ai eu fini cet enregistrement, je me suis dit que pour mon prochain disque, je prendrais des morceaux lumineux. Et tout en me disant cela, je me suis rendu compte que j’étais en train de travailler une étude de Scriabine particulière- ment sombre...», dit-elle dans un demi-sourire. Comme antidote, elle joue Schubert – deux lieder transcrits par Liszt, où elle retrouve les sentiments de Rachmaninov «mais en plus civilisés» – et Bach revu par Busoni ou Bach retranscrivant Marcello. Une note mystique pour conclure «Élégie»: «Je voulais terminer avec Bach, car Bach, c’est l’éternité, c’est ce qui nous dépasse et ce qui reste», dit-elle en évoquant son prochain projet, des «Variations Goldberg» en multimédia, qu’elle créera en septembre. «Durant l’enregistrement, cela m’a fait l’effet d’une purification, comme si je me dépouillais de toute l’émotion qui m’avait portée jusque-là. Alors, j’ai pensé à Dieu, à l’univers.»
L'Echo /Xavier Flament / 21 avril 2021